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    Le Conquérant

    Il s’en est fallu d’un rien ce mois d’octobre 1949. La journée avait été très agréable, quoique peut-être excessivement chaude et très sèche pour un mois d’automne. À cette époque, les questions concernant les dérèglements et réchauffements climatiques n’étaient pas d’actualité comme aujourd’hui, mais tout de même, un froid polaire début mars sur le pays suivi de fortes chaleurs en avril, des gelées fin juin dans quelques régions et pour finir, des températures caniculaires en juillet et en aout qui, déjà à cette époque, avaient entrainé de gigantesques incendies dans la forêt des landes donnaient quelques inquiétudes à la population.

    Nous, nous formions un groupe composé d’un nombre important et nous étions avant tout conçus comme des compétiteurs. Nous avions été préparés pour une épreuve extrême qui ressemblait plutôt à un « ultra trail », éventuellement un « parcours du combattant » mais qui allait bien au-delà d’un marathon et encore moins à une simple course de fond. Parfois, nous nous entraînions. Ces jours-là, nous sentions l’atmosphère changer. Il faisait plus chaud, alors nous nous préparions pour un éventuel départ. De temps en temps, il y avait du mouvement et à ce moment-là, les élus du jour s’en allaient vers leur destinée. Nous ne savions jamais qui avait remporté la victoire, car une fois la ligne franchie, chacun se devait de mener à bien la mission qui lui était confiée et chacun n’avait droit qu’à une seule participation.

    Nous avions la chance de vivre tranquillement, sereinement dans un environnement agréable. Le temps passait sur nous comme les grains de sable de la dune emportés par le souffle du vent.

    Sans contrainte particulière, nous flânions et paressions, laissant le temps filer dans l’attente de notre future aventure.

    En cette fin d’après-midi, nous étions un certain nombre, réunis, calmes, reposés, attendant nonchalamment que le temps s’écoule, à l’abri dans une douce quiétude. Soudain, nous sentîmes une certaine fébrilité et à partir de ce moment, nous sûmes que notre aventure se préparait

    Quelques instants plus tard, je sus que je faisais partie de la sélection. Le peloton s’était formé et noyé dans la masse, je m’efforçais de me placer pour ne pas me trouver le dernier à m’élancer.

    L’exaltation faisait monter la température dans le groupe. Nous nous épiions, nous nous lancions des regards de défi dans l’espoir de déstabiliser le concurrent.

    Le départ fut annoncé, la sortie était là-devant nous et chacun se mit dans la position de son choix, celle qui lui convenait le mieux. Il n’y avait pas de consignes à ce sujet.

    D’un coup de rein, nous nous lançâmes ou plutôt, nous fûmes comme expulsés ou projetés en avant, poussés par la multitude, tels des sprinters vers le but ultime d’une course décrite comme magnifique, mais extrêmement difficile.

    Nous ne connaissions pas le parcours, nous n’avions aucune idée de ce que seraient les difficultés du trajet.

    Le début de l’épreuve passait d’un couloir moyennement large à une étroite galerie. Plus on avançait vers la sortie, plus celle-ci se rétrécissait, ce qui vraisemblablement avait pour but d’opérer une première sélection des compétiteurs et peut-être également de stimuler les meilleurs.

    Je jouais des coudes pour tenter de gagner ne serait-ce que quelques places.

    Je pus constater que la brutalité était de mise. Déjà quelques-uns à peine partis se retrouvaient à terre, bousculés, piétinés par d’autres et risquant de perdre toute chance de gagner. Au bout de ce long goulet, plus on progressait, plus on pouvait apercevoir le passage à traverser.

    À ce moment, je me trouvais en lointaine position par rapport aux premiers et je tentais de me motiver, il ne fallait pas que je perde davantage de terrain.

    Alors que j’approchais de la sortie, je constatais qu’après ce rétrécissement, une seconde épreuve de sélection s’annonçait. En effet, une montée assez pentue se présentait à nous, de plus elle était glissante ce qui allait me demander de dépenser une bonne dose d’énergie pour franchir cette étape.

    En bas de cette difficulté, nombre de mes congénères s’agglutinaient, tous étaient stoppés et aucun n’avait encore réussi à gravir ce qui ressemblait à un mont

    Les uns se lançaient dans un sprint dans le but de se projeter en avant le plus haut possible, mais systématiquement arrivés pratiquement au sommet, n’ayant pas trouvé de point d’accroche, ils glissaient et se retrouvaient en bas de l’obstacle.

    D’autres avaient décidé de s’entraider et ils avaient eu l’idée d’ériger une pyramide humaine.

    Je m’arrêtais pour observer cette agitation et tenter de trouver une stratégie pour passer l’obstacle.

    Les premiers à se placer étaient des costauds. S’arc-boutant et se tenant entre eux, ils formèrent la première ligne. Puis vinrent d’autres qui entamèrent une seconde ligne en montant sur les premiers. Petit à petit, la construction s’érigeait et le sommet se rapprochait. Tout en les observant, je me posais la question de la suite des évènements en me demandant si les volontaires des lignes du dessous avaient pensé à la manière dont eux, ils pourraient arriver tout en haut lorsque le gros de la troupe serait passé, avaient-ils réfléchi que les premiers continueraient leur chemin vers la victoire et les laisseraient en plan diminuant de ce fait les potentiels concurrents. Pour ma part, c’est de cette façon que je procèderai si toutefois je parvenais à m’infiltrer dans ce qui ressemblait à un grand « foutoir ».

    Le sommet était proche, la dernière ligne qui permettrait aux premiers de poursuivre la route se mettait en place. Tout à coup, la base sembla fléchir. Un des costauds glissa en arrière, entrainant un déséquilibre de l’échafaudage qui s’affaissa légèrement rendant le sommet inatteignable pour la ligne supérieure. Il allait falloir, après avoir stabilisé la base, reformer une nouvelle ligne.

    Une seconde de réflexion me suffit pour prendre une décision, une idée venait de me traverser l’esprit. En observant l’édifice, j’avais estimé que la distance entre ceux du haut de la pyramide et le sommet était à ma portée de franchissement, mais pour cela, il fallait avoir du culot, de la chance et aucun scrupule. Si mon calcul était inexact et si la chance n’était pas au rendez-vous et si, et si… Bref, il fallait oser.

    Dans la confusion, je me lançais à l’assaut et grimpais comme je le pouvais, m’accrochant aux uns, piétinant les autres. La surprise était telle que personne n’avait encore réagi. D’ailleurs, si certains avaient commencé à comprendre ce que je faisais, ils n’avaient, je l’espérais pas pensés à la finalité de mon plan.

    Arrivé en haut de la pyramide, je m’aperçus qu’il ne me manquait que peu de chose, juste quelques centimètres pour atteindre ce sommet. Pas le temps de réfléchir, instinctivement, je m’accroupissais et me lançais de toutes mes forces en avant. Je me retrouvais projeté au sommet. Me retournant pour regarder mes congénères, je constatais que certains avaient compris ma tactique et que bon nombre se précipitaient à l’assaut de l’obstacle comme je l’avais fait.

    Pas de temps à perdre

    Je reprenais ma course éperdue en espérant conserver une avance suffisante. Le terrain glissant me ralentissait. Me retournant, je pus constater que l’écart se réduisait avec quelques-uns de mes suivants. Soudain, je me trouvais déséquilibré par un pli sur le terrain et je chutais. Le temps que je me relève, un nombre non négligeable de mes coéquipiers m’avaient déjà doublé. Je regroupais mes forces et à nouveau repris ma course à la poursuite de l’équipe de tête. Le terrain était malaisé, ardu, extrêmement difficile. Devant moi, c’était l’hécatombe, les fatigués, les éclopés gisaient à terre, n’ayant plus aucune énergie et de fait étaient écartés de la compétition. Petit à petit, je progressais, remontant vers le groupe de tête. De nouveaux obstacles se profilèrent devant nous obligeant tout le groupe à ralentir, me permettant de combler mon retard. Cela ressemblait à des cils, un peu comme une forêt de lianes extrêmement fines. La progression était là aussi pénible. Souple et habile comme je l’étais, je me faufilais et je repris un avantage conséquent. Á nouveau « boosté » par ma quête d’exploit, mes espoirs renaissants, je rêvais d’une belle victoire, mais une nouvelle difficulté se dressa, me stoppant net. Bientôt rejoint par la troupe, se présentèrent deux nouveaux trajets, le premier partant sur la gauche, le second sur la droite. Un choix Cornélien s’offrait à nous ! Lequel choisir, la droite ou la gauche ? Nous n’avions pas été informés, mais nous savions d’instinct qu’un seul des deux nous mènerait à la victoire et que pour un mauvais choix l’erreur serait fatale. Pas le temps de réfléchir, d’ailleurs aucune logique ne pouvait s’appliquer dans ce cas. Alors, me fiant à ma chance, plutôt qu’à mon instinct je choisis le trajet vers la droite et je repris ma course effrénée. Me retournant à nouveau, je constatais que derrière moi certains m’avaient suivi, mais le nombre des compétiteurs s’était beaucoup réduit indiquant que pour les autres le choix avait été différent. Qui avait pris la bonne décision ? Nul ne le savait, mais dorénavant étant seul maître de mon destin, je reprenais mon périple de plus belle pour conserver ma légère avance.

    Au loin, j’aperçus enfin ce que je devinais comme étant l’arrivée. Au bout de ce tunnel qui n’en finissait pas, il y avait comme une cible. Plus je me rapprochais, plus cela ressemblait à un ballon qui me paraissait énorme par rapport à ma taille.

    Nous étions un groupe de plus en plus réduit à l’approche du but. Ce final commençait à ressembler à une bagarre où tous les coups étaient permis. Chacun l’avait deviné, l’avait senti, un seul et unique de nous tous serait le vainqueur, le consacré et comme aux jeux de Rome, les autres perdraient la vie.

    Tous autant que nous étions, nous tournions autour de la cible, cherchant une porte d’entrée. Je décidais de tenter le tout pour le tout. Dans un dernier effort surhumain, je me projetais en avant pour pénétrer dans cette sphère qui m’attirait inexorablement. Je vécus à ce moment une expérience étonnante. En jetant un regard de côté, je constatais que nous étions deux à avoir pris notre élan et à nous propulser vers l’objectif. À l’instant où nous allions toucher la surface extérieure de la sphère, je bousculais mon adversaire et je pénétrais le premier en perforant la membrane qui me laissa passer pour m’accueillir tel un élu.

     Derrière moi, le passage se referma inexorablement, ne laissant aucune chance à celle ou celui dont je m’étais débarrassé ni d’ailleurs à d’autres téméraires qui auraient bien voulu, eux aussi, terminer en héroïne ou héros

    Neuf mois plus tard, ce vingt-quatre juillet 1950, la magie de la vie avait agi et je venais au monde.

    Il s’en est fallu d’un rien que neuf mois plus tôt, pour moi, petit spermatozoïde, je puisse gagner la course à la vie. Je suis né garçon, je ne saurais jamais si l’adversaire dont je me suis débarrassé aurait pu naître fille ou garçon. Peut-être aurions-nous pu être jumeaux, ceci restera une inconnue, mais c’est la dure loi de l’existence et je suis heureux d’avoir été celui qui peut en ce moment vous conter son histoire.

    Il se raconte, lors des diners de famille au sein de notre tribu, que le médecin qui avait pratiqué l’accouchement aurait constaté, lors de ma sortie du ventre de ma mère, que quelques minutes plus-tard, après avoir absorbé mes premières goulées d’air et pousser mes premiers cris, j’aurais levé les bras comme un champion en signe de victoire. Mais ceci n’est probablement qu’une légende.

     

    FIN

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