• Chapitre 2

     

    Kervarech – 20 h 00

    Une mouette vient frôler la joue de Léonard. Il ouvre une paupière et pendant quelques instants il observe le volatile qui se dandine sur les pierres plates à quelques centimètres de lui. L’oiseau tourne la tête à droite, puis à gauche, puis le regarde. Sa tête se penche comme s’il réfléchissait tout en observant. Soudain, il émet une déjection et reprend son envol.

    La mer a légèrement baissé. Un douzième calcule t-il par habitude. Dans cinq heures ce sera marée basse.

    Il cligne des yeux, se perd quelques instants dans l’observation d’un cormoran qui sèche ses grandes ailes déployées à la légère brise du soir. Il détaille ce grand, massif et magnifique oiseau de couleur presque totalement noire avec des reflets métalliques bleutés et légèrement bronze. Comme tous ses congénères et comme la nature les a conditionnés, celui-ci s’est arrêté de pêcher juste avant le coucher du soleil et perché sur un des piquets balisant l’entrée du mouillage, il va passer une partie de la nuit à parfaire le séchage et le lissage de son plumage pendant son temps de repos. Demain, dès le lever du jour, il reprendra son envol et passera une partie de la journée à survoler l’océan, plongeant pour assurer son déjeuner quotidien.

    Un oiseau libre pense Léonard tout en refermant ses paupières, puis ses pensées l’emportent à nouveau. Reprenant le fil de son histoire, il se revoit dans ce train roulant vers le sud de la France pour assister aux obsèques de sa mère.

      Toulon – 20 février 2009

    Profitant du calme du train, Léonard pense qu’il devrait préparer un petit texte au cas où on leur demanderait quelque chose qui puisse être lu lors de la cérémonie, un genre d’hommage ou d’éloge funèbre.

    Ils en ont déjà parlé avec sa sœur, mais l’inspiration n’est pas au rendez-vous. Tous les deux sont bien d’accord que ce n’est pas forcément simple de mettre un peu de chaleur dans cet éloge, compte tenu du peu de disponibilité et d’affection qu’elle leur a témoignée tout au long de sa vie. Mais Léonard se dit que sa vie avait été ce qu’elle avait été, avait-il le droit de la juger ? Avait-elle eu le choix ? Difficile de se déterminer.

    Il se saisit de son Smartphone et commence à pianoter quelques mots.

    Décidément, les idées ont beaucoup de mal à venir. Après avoir passé plus d’une demi-heure àécrire, effacer, modifier ces mots qu’il avait du mal à trouver, il finit par sauvegarder un petit laïus, qui, espérait-il, conviendrait à tous, tout en restant très sobre sans renier ce qu’il pouvait ressentir.

    « Maman,

    Tes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, nous sommes tous réunis ce jour autour de toi pour te dire au revoir.

    Tous se souviendront de leur mère, grand-mère et arrière-grand-mère avec beaucoup d’émotion pour ta gentillesse et ton sourire.

    Même si nous tes enfants, trouvons que tu n’as pas été toujours très présente ni très proche, nous ne voulons pas te juger et pensons que c’est la vie qui a fait que tu ne pouvais faire mieux. Nous voulons te dire que c’est avec beaucoup d’émotion et de peine que nous te disons adieu !

    Dans quelques jours, tu rejoindras dans le caveau familial de Normandie, tes parents et ta sœur Hortense.

    Que tu reposes en paix après une vie de labeur très remplie et sache que nous ne t’oublierons pas ».

    Léonard lit, relit le texte très succinct, tout en se disant qu’il manque un peu de tendresse, d’affection et surtout constate qu’à aucun moment n’apparait la notion d’amour. Il se demande s’il n’est pas normal qu’on dise à une mère qu’on l’aime. Mais il a beau réfléchir, il n’arrive pas à placer ce mot dans ces quelques lignes. D’ailleurs il ne souvient pas avoir un jour employé le verbe aimer avec cette mère pour laquelle pourtant, il avait de l’amour.

    Il aimerait bien culpabiliser mais il n’y arrive pas. Il est vrai que cette mère a toujours été bien loin de lui, de sa sœur et de ses frères. Alors le peu qu’il la voyait ne l’a pas enclin à des effusions qui ont lieu normalement entre une mère et son fils.

    Que pouvaient bien ressentir sa sœur et ses frères ? De l’amour ! Il ne le pensait pas, de l’amertume ! Peut-être, un grand manque et une impression d’abandon ! Certainement.

    Il faudrait qu’ils en discutent tous ensemble. Il aimerait bien savoir s’il était le seul à ressasser ces sentiments mitigés qui parfois lui pourrissaient la vie, le perturbant régulièrement.

    Arrivé chez sa sœur, Léonard lui fait lire le texte. Celle-ci le trouve parfait et lui demande s’il pourrait le lire lors de la cérémonie. Il ne se sent pas vraiment le courage et se dit qu’il avisera à ce moment-là.

    Sa sœur tombe d’accord avec lui sur cette notion d’amour qui n’est pas présente et comme lui et peut-être davantage que lui en tant que fille, en fonction de la relation normale mère fille, elle a énormément souffert de cette situation.

    En début de ce vendredi après-midi, ils partent en voiture en direction de l’hôpital de la Garde afin d’assister à la mise en bière.

    Arrivés sur place, Léonard accompagné de sa sœur Odile, de ses frères, de leurs conjoints, ainsi que de quelques proches, pénètrent dans le funérarium de l’hôpital. Un sentiment étrange à la fois mêlé d’angoisse et d’appréhension l’étreint. À près de 60 ans, il a comme la sensation que c’est la première fois qu’il va devoir affronter la mort. Il a déjà vu des cadavres, mais jamais quelqu’un d’aussi proche et là c’est particulier, le fait que ce soit celui de sa mère le remplit d’une certaine appréhension. Jusqu’ici lors des décès dans sa famille, il a toujours pu éviter de voir les défunts.

    Pour le décès de son grand-père, sa mère lui avait conseillé de conserver l’image qu’il en avait de son vivant et de ne pas aller voir le corps. Pour cela il lui en était reconnaissant car elle avait été de bon conseil et effectivement, il pouvait se souvenir de son grand-père dans la beauté de son grand âge mais toujours souriant et valide.

    Lors du décès de sa grand-mère, le corps étant arrivé dans un cercueil directement à l’église, il n’avait donc pas eu de choix à faire.

    Dans la lumière tamisée de la pièce aux murs blancs, un cercueil de bois vernis aux poignées dorées est posé sur deux tréteaux de bois sombre. Léonard porte son regard sur cette boite. Sur un capitonnage de velours grenat, leur mère est allongée les mains croisées sur sa poitrine.

    Il a un peu de mal à la reconnaitre. Malgré tout il constate que la thanatopractrice ou le thanatopracteur qui a préparé le corps a très bien travaillé et a su redonner de sa beauté naturelle à leur mère. Il identifie une de ses robes ainsi que le chemisier qu’elle affectionnait. Quelques bijoux lui donnent un air de déesse. Posée sur sa poitrine une petite croix au bout d’une chainette en or est attachée à son cou et une fine alliance en or elle aussi, orne son annulaire gauche. Il lui trouve le visage serein, reposé, comme si elle avait enfin trouvé la paix.

    Une vague d’émotion l’envahit et il doit faire un effort pour refouler les larmes qu’il sent monter en lui.

    A la fin du recueillement, les officiants des pompes funèbres procèdent à la mise en place du couvercle du cercueil et introduisent des vis de fixation pour fermer l’ensemble, puis l’officier de police présent, fait couler un peu de cire chaude et applique le cachet sur celle-ci afin d’apposer les scellés. Léonard trouve étonnante la présence de ce policier en civil et il pense qu’effectivement cela doit pouvoir permettre d’officialiser la présence du corps dans le cercueil. Il se dit que ce genre de mission ne doit pas être le plus agréable pour le fonctionnaire de police.

    Les employés des pompes funèbres introduisent le cercueil dans le corbillard et le petit cortège se dirige vers le crématorium de Cuers.

    Une heure plus tard commence la cérémonie de crémation conformément à la volonté de la défunte qui ne souhaitait pas d’office religieux. À leur entrée dans la salle où va se dérouler le cérémonial, avec sa sœur et ses frères ils sont accueillis par une femme qui se présente :

    – Bonjour, vous êtes des parents de la défunte ?

    – Bonjour, oui nous sommes les enfants répond sa sœur.

    – Bien, je suis officiante laïque, chargée d’accompagner les familles lors des obsèques. Il faut que vous sachiez que le contexte culturel et social de la mort a évolué et que des modalités ont été mises en place pour le service des familles en deuil. Ces pratiques portent essentiellement sur le sens des funérailles chrétiennes, la célébration des funérailles au sens large, la crémation et la célébration liturgique. Mais ces orientations concernent aussi les personnes n’appartenant pas à la religion catholique. Ces missions confiées aux laïcs impliqués dans la conduite des obsèques, font en sorte que la mort reste un moment sacré pour l’être humain et son entourage, il faut qu’elle soit célébrée dans la dignité, le respect et pour les croyants, dans l’espérance.

    La femme fait une pause puis leur demande :

    – Avez-vous préparé quelque chose, un texte ?

    Léonard répond par l’affirmative, mais indique qu’il ne se sent pas le courage de le lire.

    – Ne vous inquiétez pas, je m’en charge.

    La courte cérémonie terminée, les participants sont invités à sortir, puis il est demandé aux enfants de la défunte de se rendre dans la salle de crémation pour assister dans quelques minutes à celle-ci.

    Dans la petite pièce où il se trouve en compagnie de sa sœur et ses frères, l’écran qui permet de suivre le processus de crémation s’allume. Le dixit dominus d’Haendel démarre en fond sonore. Le cercueil apparait, progressant lentement sur un tapis muni de rouleaux, une trappe s’ouvre, béante et il est englouti dans un tunnel sombre. La porte se referme puis l’écran devient noir. Léonard imagine que maintenant le feu fait son œuvre de transformation du corps en cendres et il repense à cette phrase entendue de nombreuses fois alors qu’il était enfant de chœur lors des cérémonies religieuses « souviens-toi que tu es et que tu retourneras poussière ».

    A la sortie de la salle, le maitre de cérémonies indique que les cendres seront disponibles dans deux heures suite au temps nécessaire pour le refroidissement de celles-ci et il demande qui va prendre en charge l’urne. Léonard répond que c’est lui qui va la récupérer afin de l’emmener pour la déposer dans le caveau familial en Normandie.

    Après avoir patientés, discutés, évoqués leur mère et leurs souvenirs dans un café proche devant un coca-cola, les enfants de Lucile retournent au crématorium où leur est remise une urne laquée de couleur rouge foncée, accompagnée d’un document indiquant l’identité de la défunte à présenter en cas de contrôle.

    Léonard signe les papiers de prise en charge et prend dans ses mains le carton contenant le récipient. Il a la sensation de ressentir une très légère chaleur au contact de celle-ci, mais peut-être n’est-ce qu’une impression ou la tiédeur des mains de l’officiant qui lui a remis l’objet.

    Très tôt le lendemain matin, il prend le TGV pour Paris.

    Après avoir identifié sa place dans le wagon, il dépose sa valise au-dessus de lui dans le compartiment à bagages et conserve sur le siège auprès de lui le petit carton contenant les cendres. Il pense en souriant : « tu vois maman, c’est moi qui te ramène chez toi, il ne faut pas que je t’oublie dans le wagon ».

     Normandie – 02 mars 2009

    Le fond de l’air est froid en cet après-midi de début Mars. Bien qu’un timide soleil tente de réchauffer de ses pâles rayons la petite troupe regroupée dans le cimetière du petit village de Montsecret en basse Normandie, celle-ci semble frigorifiée.

    Léonard, entouré de sa compagne, de ses enfants, ainsi que de quelques personnes de la famille, sont réunis devant le caveau familial où reposent déjà trois corps, dont ses grands-parents, parents de sa mère. Le père Jules Marbeuf décédé en 1970 à l’âge de 80 ans, Constance Marbeuf son épouse décédée en 1978 à 89 ans et Eugénie Marbeuf la dernière de leurs filles décédée à l’âge d’un an en 1931 d’une méningite cérébro-spinale.

    Léonard tient dans ses mains la petite urne de laque rouge foncée contenant les cendres de sa mère. Comme tu es légère mère pense-t-il, un peu de poussière dans une petite boite, voilà tout ce qui reste de toi.

    Dans le vent froid qui balaie par intermittence le cimetière, tout en écoutant l’officiant des pompes funèbres réciter un texte approprié, Léonard observe les participants, ceci lui permet d’éviter de se laisser aller à une trop grande tristesse. Étonné il remarque que le fossoyeur, discret, légèrement à l’écart de la famille, essuie furtivement une larme sur son visage. Surpris il se dit que cela doit être difficile pour cet homme si lors de chaque enterrement il se laisse submerger par l’émotion, par ailleurs il a un sentiment de reconnaissance pour ce petit signe de complicité vis-à-vis de sa mère, comme un accompagnement familier.

    Il pense : « tu vois maman, notre voyage en commun va prendre fin, tu m’as mis au monde, ici en Normandie dans ce petit village de Montsecret, toi aussi tu y as vu le jour et maintenant c’est moi qui te ramène ici, à tes origines, bref, la boucle est bouclée ».

    Il repense à ses frères et sa sœur et se dit que leur histoire et particulièrement la sienne, est vraiment hors du commun.

    On dit que dans beaucoup de familles il y a des secrets, des vies cachées, des choses que l’on tait, dans la leur on a tu, un peu au début, mais petit à petit les zones d’ombre se sont éclaircies.

    Léonard se souvient, enfant, lors des réunions de famille qu’il affectionnait particulièrement, des visites des oncles et tantes, de discours, remarques, allusions, faites parfois à voix basse, parfois sans discrétion pensant que le petit garçon qu’il était ne comprenait pas ce qui se disait.

    Même s’il n’avait pas l’air, il écoutait toutes ces paroles et tous ces échanges. Bien sûr au début il ne comprenait pas de quoi pouvaient parler les grandes personnes, mais inconsciemment il enregistrait, et plus il grandissait, plus il sentait que cela le concernait pour une partie. Mais de quoi s’agissait-il ? Là le mystère était difficile à élucider.

    Pour un petit enfant, la vie n’a que des bons côtés, les problèmes des grands sont abstraits. Ce qui lui avait particulièrement mis la puce à l’oreille, se passait justement un jour de repas de famille dans la grande salle à manger de la maison de ses grands-parents. Au dessert, le tonton Jules qu’il aimait bien, lui avait demandé comment il allait, s’il savait ce qu’il aimerait faire plus tard. N’ayant que cinq ans, il avait répondu qu’il allait bien mais pour la question suivante, il n’avait aucune idée de ce qu’il voudrait faire. Puis Léonard avait demandé la permission de sortir de table pour aller jouer. À son habitude, après s’être levé il s’était glissé discrètement sous la grande table, lieu qu’il appréciait beaucoup pour pouvoir écouter sans être dérangé les adultes discuter et échanger entre eux.

    C’est là qu’il avait entendu le tonton dire que ce petit était très mignon et très sage, il semblait intelligent mais que décidément il ne ressemblait pas complètement à ses frères et sœur et n’avait rien de son père. La discussion avait continué sur les parents de Léonard. Il était question de leur séparation, des qualités et surtout des défauts notamment concernant le père qui se trouvait doté des pires tares. Il est vrai que dans sa famille, les « pièces rapportées comme on les appelait » étaient facilement sujettes à critique.

    Son père, Léonard ne le connaissait pas, il ne l’avait jamais vu, on ne lui en parlait jamais et ne pas avoir de père, il s’y était habitué. Petit à petit, en grandissant, il se posa des questions, s’inventa une vie, un père aventurier qui reviendrait un jour tout sourire et auréolé de gloire. Au fur et à mesure que le temps passait il s’était construit un monde. Et puis, années après années, il allait découvrir un peu de la réalité, une partie de sa vie de ses origines et ses premières informations ils les devraient à sa mère.

    La cérémonie touche à sa fin. Léonard serre une dernière fois sa mère contre sa poitrine puis remet l’urne entre les mains du fossoyeur qui la dépose délicatement au fond du caveau. Léonard se penche sur la gueule béante de béton, tout est gris et froid, si froid, si triste, si ce n’est cette urne rouge carmin qui réchauffe la dalle sous laquelle dorment trois êtres dont il se sent très proche.

    Voilà, maintenant c’est terminé, la tombe sera refermée tout à l’heure lorsqu’ils seront tous partis. Léonard respire, rassuré, il aurait eu du mal à supporter d’entendre le grondement que fait la dalle de granit au moment où les fossoyeurs la glisse sur la pierre du tombeau à l’aide de rouleaux et de barres de fer pour la remettre en place.

    A travers le ciel plombé, faisant suite à une averse de grêle, un rayon de soleil filtre à travers les nuages et vient se poser sur le petit groupe comme un petit signe amical de réconfort. Adieu ma mère, s’il existe une autre vie après la mort, j’espère que tu y seras heureuse.

    Léonard retient une larme. Il sait que la nuit prochaine il ne dormira pas très bien et qu’à nouveau il va tenter de dévider le fil de sa vie, un peu comme une énorme pelote qui, après que l’on ait trouvé le début, s’avère difficile à dérouler s’emmêlant et se nouant lorsqu’on arrive au milieu.